Pour beaucoup le mot jasmin n’évoque qu’une fleur. À Agen et dans l’Agenais peut-être plus qu’ailleurs, on pense au poète occitan Jacques Boé dit Jasmin à qui sa ville natale a dédié une place. Le 16e arrondissement de Paris a aussi une station de métro Jasmin, un square Jasmin et une rue Jasmin sans que les parisiens sachent forcément qu’il s’agit d’un poète. Mais parmi ceux qui savent rares sont ceux qui sont capables de citer quelques uns de ses vers ou qui ont une vague idée de sa vie et de son époque. Il est vrai qu’il écrivait ses poésies en langue « gasconne » comme on disait au 19e siècle, en occitan comme on dit aujourd’hui, une langue dont on nous annonce à l’envi, avec parfois une larme hypocrite au coin de l’œil, la mort inéluctable.
Trois évènements contribuent cette année à évoquer la mémoire du poète dans ses terres et, mais c’est beaucoup moins sûr, à promouvoir sa langue, l’occitan, la langue d’origine des Agenais dont les locuteurs se raréfient.
Il y a d’abord, la parution récente de la somme de plus de 700 pages de Jacques Clouché : Jasmin l’enchanteur sur la vie du poète plus que sur son œuvre mais bien plus qu’une biographie. Je vais y revenir même s’il me sera impossible de rendre compte fidèlement de son incroyable richesse tellement elle fourmille de détails dont aucun n’est insignifiant.
Il y a ensuite la sortie sur ÒCtele, FR3 Aquitaine et en salle de cinéma du docu-fiction : Jasmin, le troubadour de la charité du réalisateur Yves Fromonot et du même auteur, Jacques Clouché. Il sera projeté au cinéma le Plaza à Marmande le jeudi 13 octobre à 18 h et à la salle des illustre de la mairie d’Agen le samedi 22 octobre à 17 h.
Enfin, le mercredi 24 août à Agen, la place Jasmin rénovée et la statue du poète légèrement déplacée et soigneusement rajeunie seront inaugurées par le maire et les personnalités accueillies en musique (occitane !) par le groupe Viratge. Suivront un concert du même groupe et du duo Zubeldia et pour terminer un bal occitan animé par Vachementbal.
Pour revenir à Jacques Clouché, spécialiste unanimement et à bon droit reconnu de Jasmin, il nous avait déjà offert, fruit de sa passion jasminienne, Jasmin vrai ou itinéraire d’un Homme de Bien en 1994 et Jasmin dictionnaire intime en 2014 et sans doute Jasmin l’enchanteur sera-t-il son opus ultime.
Je viens d’achever ce magnifique livre. Magnifique il l’est en effet par sa présentation très artistique et surtout par son contenu richement illustré de documents iconographiques historiques. Bien que comptant plus de 700 pages, ce qui a priori peut en rebuter certains à une époque où la lecture traditionnelle sur support papier n’est pas à la mode, je l’ai trouvé passionnant et dévoré en quelques jours.
Bienvenue au 19e siècle, un siècle sans téléphone, sans radio, sans télévision ni internet et réseaux sociaux, où l’on se déplace peu et quand on le fait c’est en diligence ou en vapeur sur Garonne (il faut plusieurs jours pour aller à Paris) et bientôt en train (1857), où rares sont ceux qui vont à l’école, où le français n’a pas encore supplanté l’occitan, langue des ouvriers et des paysans mais aussi de la bourgeoisie quand elle s’adresse aux domestiques et aux animaux. Il n’y a pas de Sécurité sociale et les pauvres qui vivent dans la misère comme la famille de Jasmin, ne peuvent compter que sur la charité des riches. Aujourd’hui charité est devenu un gros mot mais à l’époque, c’est le seul antidote à la misère bien répandue.
Il s’agit d’une plongée dans la vie fascinante d’un homme et de son milieu qui semble complètement exotique aux « anywhere » (1) sans racines. Pourtant on peut être de « somewhere » (2) et être ouvert sur le monde.
Comment Jasmin issu d’un milieu si humble et n’ayant que très peu fréquenté l’école et le séminaire grâce à la générosité d’un cousin a-t-il pu devenir un poète adulé, prophète en son pays pour faire mentir le proverbe, à Paris, dans le reste de la France et même à l’étranger où il faisait l’admiration du poète américain Longfellow en écrivant et déclamant devant des foules enthousiastes des poèmes ciselés dans une langue souvent inconnue de ses auditeurs ?
Le livre de Jacques Clouché répond à, toutes ces interrogations et à bien d’autres. Il fait la genèse des rencontres, notamment celle de Charles Nodier, décisive pour sortir de sa condition l’humble perruquier d’Agen et pour l’introduire dans l’intelligentsia littéraire française de l’époque (Lamartine, Sainte Beuve, Béranger, Chateaubriand et auprès des sommités de l’État, le roi Louis Philippe puis Napoléon III.
Nous prenons conscience des différentes facettes de la personnalité d’Agen : le coiffeur, un métier auquel il aurait pu renoncer mais n’a jamais voulu le faire malgré sa gloire et son changement de statut social, le poète, l’acteur (c’est un showman pour parler comme aujourd’hui), l’homme fidèle en amitié comme celle qu’il éprouve pour l’abbé Masson de Vergt dont il financera le clocher de l’église, pour Thérèse Roaldés dont il veut aider la famille connaissant l’infortune, Jean-Didier Baze pour qui il intercède auprès de Napoléon III, franc-maçon et militant de la charité. Il aurait pu s’enrichir de par toutes ses pérégrinations ponctuées de séances poétiques. Jacques Clouché en a recensé 500 mais il y en a eu sûrement plus en l’espace de 40 ans. Jasmin a choisi de donner presque tout l’argent récolté lors de ses récitations aux pauvres dont il s’est fait le chantre pour rester fidèle à son milieu d’origine et à sa ville natale qu’il n’a jamais voulu quitter pour monter à Paris comme l’on fait tant d’Occitans.
Tout au plus s’offrira-t-il deux luxes : l’ajout d’un étage à sa modeste boutique financé avec le prix de l’Académie française et l’achat de sa petite vigne dans le vallon de Vérone. Sinon, son train de vie est modeste.
Certes, il s’intéressait à la politique bien que partisan de l’ordre établi, monarchiste de juillet puis républicain et ensuite admirateur de Napoléon III. Mais comme Frédéric Mistral, il a refusé d’entrer dans la mêlée alors qu’il était sollicité par la féministe et socialiste Flora Tristan puis par une délégation venue à sa rencontre pour l’inciter à se présenter à la députation et poliment éconduite . Cela ne l’a pas empêché de soutenir par des poèmes la cause de la liberté des Polonais et des Espagnols et aussi, profondément croyant, de prendre la défense de la religion en dénonçant la, selon lui, blasphématoire Vie de Jésus de Renan dans un pamphlet qui, à sa demande, l’accompagnera dans la tombe.
Défenseur de la langue, il l’a été à sa manière et de fort belle manière en répondant à son ami agenais et ministre, Sylvain Dumont, qui considérait que l’occitan était condamné comme langue du passé. Même si dans sa réponse il dit : « le peuple fidèle à sa mère sera gascon toujours et français jamais », il ne faut pas faire d’anachronisme et le taxer de séparatisme. Il avait bien une vague conscience de sa langue comme faisant partie d’un ensemble plus large, l’Occitanie, même s’il ne l’appelait pas ainsi, mais il se déclarait français et fier de l’être.
Il croyait à la coexistence possible de l’occitan, langue du foyer, du sans-façons et du français, langue du dimanche, plus solennelle. Nous savons depuis que c’est une illusion.
Le Félibrige naissant, reconnaissant ses mérites, lui tendait les bras mais Jasmin était beaucoup trop individualiste et orgueilleux. Il refusa dédaigneusement ces avances et c’est peut-être dommage. Mistral ne lui en a pas tenu rancune puisque venu à Agen le 12 mai 1870 pour l’inauguration de la statue du poète, il déclama une ode fameuse dans laquelle il déclare « Jasmin, tu nous as vengés », vengés du mépris dans lequel leur langue commune avait été tenu.
Il n’en reste pas moins un précurseur du romantisme et de la renaissance occitane du 19e siècle. Son originalité vient paradoxalement de son absence de culture littéraire. N’ayant pas de modèles, il puise avec bonheur son inspiration dans le monde qui l’entoure. Il est troubadour dans la mesure où il fait preuve d’inventivité.
Nous n’apprenons sûrement pas tout de la vie de Jasmin en lisant ce livre encore que les jugements pour la plupart positifs de ses contemporains sur ses actions charitables et son œuvre apportent un éclairage inédit, et sans doute reste-t-il beaucoup à découvrir mais il faut louer Jacques Clouché de nous avoir permis de nous immiscer dans la vie de Jasmin jusque dans son intimité familiale avec ses parents, Magnounet, sa femme, son fils Édouard et de mesurer vraiment l’étendue de sa popularité dans les hautes sphères de la société comme parmi les plus humbles. Ses funérailles quasi nationales ne nous en donnent qu’une petite idée.
Pour revenir à aujourd’hui, faire vivre Jasmin et sa langue est un combat que nous sommes quelques uns à mener et les beaux discours de nos édiles se heurtent à la dure réalité du moment : la démocratie linguistique est à construire dans ce pays. Elle est prônée par la France dans les instances internationales mais elle ne l’applique pas chez elle. Elle consiste d’abord à offrir l’enseignement de l’occitan à tous les niveaux en Occitanie, de la maternelle à l’université au lieu de s’acharner à le supprimer. Sans doute Jacques Clouché me trouvera-t-il excessif, trop revendicatif mais pour moi (et heureusement je ne suis pas le seul) c’est beaucoup plus qu’un combat culturel, c’est un combat éminemment politique et par à j’entends politique au sens noble du terme, la vie de la cité. En le menant, je reste fidèle à notre héritage occitan depuis les troubadours.
À vous les élus et gens de pouvoir, je dis : dépassez les beaux discours vite oubliés et agissez concrètement pour la promotion et la socialisation de l’occitan et surtout ne vous contentez pas de louer ce livre. Si vous ne l’avez déjà fait, lisez et méditez Jasmin, l’enchanteur.
Merci à Jacques Clouché et à André Bianchi, président des Éditions d’Albret et digne défenseur de notre langue de nous avoir offert ce somptueux cadeau et merci à la ville d’Agen et au Conseil départemental de Lot-et-Garonne d’avoir contribué financièrement à sa publication. Et pardon pour ce compte rendu bien lacunaire.
Jean-Pierre Hilaire
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