Michel Serres et le gascon
Lundi dernier, j’ai assisté à la conférence hommage à Michel Serres à l’occasion de la sortie à titre posthume de son dernier opus en version bilingue Morales espiègles/Moralas esberidas à la librairie Martin-Delbert en présence du fils de l’académicien, Jean-François Serres, de la directrice de la maison d’éditions et de l’un des deux traducteurs, Paul Fave. J’y suis allé en curieux car je savais que Michel Serres, peu avant sa mort, avait fait savoir dans les médias son intention de publier en gascon comme il disait, c’est à dire en occitan de Gascogne, un de ses livres. J’avais déjà lu la version monolingue française pour laquelle il avait prévu une séance de signature dans la même librairie le 1er juin, jour même de son décès et j’avais grandement apprécié son éloge du chahut nourri d’éléments autobiographiques.
Paul Fave nous fit un révélation : Michel Serres lui avait demandé, il y a de nombreuses années de l’aider à préparer une édition critique des œuvres de Jasmin, projet qui malheureusement tomba à l’eau. Quel dommage qu’il n’ait pas pu porter son regard bienveillant mais acéré et érudit sur l’œuvre de notre poète ! Cette anecdote nous montre que Michel Serres entretenait un rapport complexe avec sa langue maternelle qu’il pensait incapable d’exprimer la modernité de la technologie, en quoi il se trompait lourdement car l’occitan comme le français et toute langue du monde a vocation à tout dire. Michel Serres venait d’un milieu social simple, celui des travailleurs du fleuve Garonne, milieu occitanophone. Ce sont ses racines, son identité comme le sont sa ville d’Agen et son club de rugby de cœur, le SUA. Mais comme l’a si bien expliqué son fils Jean-François Serres, les racines peuvent aussi être vécues comme un enfermement, une prison. Il a du s’en arracher pour devenir un intellectuel sorti d’un milieu qui ne l’était pas et du même coup la langue française, dont il est devenu un des gardiens en entrant à l’Académie française, est devenue le vecteur de l’ascension sociale et l’instrument d’expression de son œuvre philosophique. Ainsi s’explique son combat pour la francophonie et contre l’anglomanie. On pourrait trouver paradoxal qu’il soit allé enseigner la philosophie à l’université de Stanford en Californie, haut-lieu de des élites mondialisées et hors-sol. Mais le paradoxe n’est qu’apparent dans la mesure où il y dispensait ses cours en français et régalait ainsi ses étudiants ! Quel dommage qu’il se soit fourvoyé dans ce combat secondaire contre l’anglais oubliant que la France et sa francophonie qui prêchent pour la diversité linguistique dans le monde mais d’abord pour l’expansion du français ont tout fait pour éradiquer la diversité linguistique en France et rendre le français la seule langue de la république. Avec sa notoriété nationale et internationale, Michel Serres aurait pu se faire le promoteur de sa langue maternelle, l’occitan et être écouté au plus haut niveau de l’État. Il ne l’a pas fait et je lui en ai tenu rigueur dans la presse mais je sais que la question de sa langue le préoccupait sinon il n’aurait pas demandé à Paul Fave et Bernard Daubas de traduire en gascon son œuvre ultime au soir de sa vie. Je lui pardonne comme je l’ai dit à son fils et lui tire mon chapeau et s’il m’entend là où il est, je lui rappelle les paroles de Jasmin : « Lou puple fidèl à sa may sara gascou toutjour et franciman jamay ! »
Jean-Pierre Hilaire
NB
Article paru le 11 octobre dans le courrier des lecteurs du Petit Bleu de Lot-et-Garonne et en occitan dans Jornalet
(1) https://www.decitre.fr/livres/moralas-esberidas-9782746519183.html